DISCIPLINES
Arts littéraires
Notre Far Ouest littéraire
Un survol de la littérature d’expression française en Alberta, 1920-2022
Gisèle Villeneuve
Écrivains en quête de lecteurs
À la une de La Survivance du 8 août 1929, Rodolphe Laplante, directeur de l’hebdomadaire franco-albertain, signe l’éditorial « Notre population lit-elle? » et la question qu’il pose donne lieu de s’inquiéter. On lui dit que les abonnés feuillettent distraitement le journal et que les articles de fond « ne leur disent rien ou à peu près ». Mais l’éditorialiste se demande si « chez nous, en Alberta », on lit les livres en français. Il souligne que les littératures anglaise et américaine font forte concurrence à la littérature d’expression française. Mais quand « nos gens » lisent, écrit Laplante, ce sont « des quantités de romans populaires idiots, mal imprimés, mal rédigés […] ». Tout en reconnaissant qu’il existe des lecteurs sérieux, ces derniers se font rares et Laplante doit conclure que « la population ne lit que très peu ». Pour illustrer sa conclusion, il rapporte les propos d’un auteur qu’il ne nomme pas : « J’ai annoncé tel volume en vente. Avez-vous idée du nombre que j’ai vendu? Pas un seul. »
Un siècle plus tard, quel est l’état de la littérature d’expression française en Alberta? Nous constatons que les choses ont peu changé, sinon la continuation de la fragmentation entre écrivains et lecteurs et du glissement vers l’invisibilité. Pourtant, de plus en plus d’individus écrivent et publient, que ce soit en allant vers les maisons d’édition traditionnelles ou en passant par l’autoédition. Mais leurs livres trouvent-ils des lecteurs?
Le Far Ouest, expression créée par la professeure Pamela Sing, identifie parfaitement et de manière percutante la place de la littérature d’expression française qui s’écrit à l’ouest du Manitoba. « Trop souvent, dit-elle, lorsque les académiques parlent de l’Ouest francophone, ils s’arrêtent au Manitoba. » Nous ajoutons volontiers que les gens des médias et les éditeurs de l’est du pays persistent à croire que la francophonie s’arrête à Saint-Boniface. Ainsi, l’espace d’écriture albertain se situe à l’ouest de l’Ouest, et donc, n’est plus simplement à la marge de la francophonie canadienne, mais bien à la marge de la marge de celle-ci.
Tout au long du parcours littéraire depuis les débuts de l’Alberta, le problème de diffusion des auteurs et de leurs œuvres n’a jamais été résolu. Ce qui manque pour les écrivains d’expression française en Alberta est la cohésion d’une communauté permanente avec un public récepteur. En effet, comment diffuser l’œuvre en l’absence d’infrastructures? On crée alors l’œuvre en isolement. Puis tant bien que mal, l’écrivain cherche son lecteur.
Si au cours du dernier siècle quelques petites maisons d’édition, quelques librairies et de rares revues littéraires ont été fondées, elles ont vite disparu[1]. L’écrivain doit publier son œuvre ailleurs. De retour chez lui, les outils de diffusion – comme la critique professionnelle et le marketing – font terriblement défaut. Dans cet état des choses, nous parlons moins du succès financier, mais plutôt de la reconnaissance de son apport culturel à la communauté. Dans un tel contexte, l’auteur peut bien publier tant qu’il le veut, mais si personne ne le lit, il n’existe pas.
En faisant un survol de la littérature franco-albertaine du dernier siècle, nous constatons que les Franco-Albertains ont de tout temps soutenu la tradition théâtrale plus que la lecture. Ils « vont plus au théâtre qu’ils ne lisent et ils parlent le français plus qu’ils ne l’écrivent », observe Pamela Sing. La longue tradition dans l’Ouest d’aller au spectacle – qu’il s’agisse de théâtre ou de musique – pourrait s’expliquer comme étant un refuge nécessaire contre le silence des grands espaces vides du territoire. On se réconforte dans le rassemblement communautaire en écoutant la parole des autres autour de soi.
Si tel est le cas, pour reprendre l’observation de Pamela Sing, « au Far Ouest, l’écrivain francophone qui exerce son métier dans l’isolement et la solitude absolus pose de façon plus pathétique et plus dramatique la question de l’appartenance et la transpose au plan d’un imaginaire neuf ». Nous reviendrons un peu plus loin à ce nouvel imaginaire que les écrivains ont développé dans leur solitude et leur isolement. Mais tout d’abord, qui sont ces écrivains et qu’en est-il du corpus littéraire francophone dans le Far Ouest albertain?
Rencontrons les deux incontournables. Le Français Georges Bugnet (1879-1981) fait paraître des romans et de la poésie édités dans l’est du pays et de nombreux essais publiés dans des revues québécoises et, plus tard, dans l’hebdomadaire albertain La Survivance. Quant à la Franco-Albertaine de souche Marguerite-A. Primeau (1914-2011), elle a publié quelques romans et recueils de nouvelles, tout en étant professeure à l’Université de la Colombie-Britannique jusqu’à sa retraite. Pour elle aussi, la diffusion de son œuvre s’est faite, en grande partie, par des maisons d’édition du Québec et du Manitoba. Durant toute sa pratique artistique, elle a dû s’armer de patience et de persévérance et elle a travaillé dans l’ombre.
Sur les œuvres littéraires de ces deux pionniers se bâtissent celles de nouveaux écrivains, aussi variés dans leur approche qu’ils sont d’origines diverses, et éparpillés sur le vaste territoire. Depuis 1975 et en s’accélérant à partir de 1987, les écrivains de la modernité du Far Ouest font leur apparition sur la scène littéraire. Qu’ils soient nés sur le territoire ou qu’ils y aient atterri – et dont les horizons sont larges – ils choisissent d’écrire en français ou en anglais, mais, dans ce cas, en intégrant plus ou moins de français dans leurs textes, ou encore, ils adoptent carrément les deux langues.
Dans l’ensemble, l’écriture francophone au Far Ouest littéraire est surtout pratiquée par les femmes. Car, observe Pamela Sing, « ce sont elles qui semblent prêtes à se consacrer à une activité qui exige solitude, temps, minutie et persévérance sans pour autant accorder argent, prestige ou reconnaissance ».
Petit fonds littéraire de notre Far Ouest
Dans l’échelonnement des écrivains littéraires du Far Ouest albertain, qu’ils viennent d’ailleurs ou qu’ils soient originaires du pays, dans l’ensemble, ils écrivent en français. Par contre, quelques-uns choisissent l’anglais, tout en incorporant plus ou moins de français dans leurs textes. Cette stratégie est dans le but de dénoncer le déséquilibre entre les deux cultures. D’autres encore passent d’une langue à l’autre sans discrimination. Souvent dans ce jeu bi-langue, le français et l’anglais cohabitent dans un même texte.
Les pionniers
Georges Bugnet
Le Lys de sang (roman, 1923)
Nipsya (roman, 1924)
Siraf (roman, 1934)
La Forêt (roman, 1935)
Voix de la solitude (poésie et prose, 1938)
Poèmes (1978)
Marguerite-A. Primeau
Dans le Muskeg (roman, 1960)
Maurice Dufault, sous-directeur (roman, 1983)
Sauvage Sauvageon (roman, 1984)
Le Totem (nouvelles, 1988)
Ol’ Man, Ol’ Dog et l’enfant et autres nouvelles (nouvelles, 1996)
Quelques lointaines
Marie-Louise Michelet (pseudonyme : Magali)
Comme jadis (roman, 1925)
Marie-Anne Adèle Roy (sœur de Gabrielle Roy) Quelques titres :
Le pain de chez nous (1954)
Valcourt ou la dernière étape (1958)
Les écrivains à partir de 1975
(par ordre alphabétique)
Guy Armel Bayegnak
Cœur de lionne (roman, 2011)
Le plancher se dérobe (roman, 2012)
Poids plume, poids d’or (roman, 2021)
Stéphanie Bourgault-Dallaire
La série des trois romans Abigaëlle (2015-2017)
Laurent Chabin
Littérature jeunesse
Six livres entre 1994 et 2000.
Quelques années plus tard, il s’installe à Montréal où il continue d’écrire.
Paulette Dubé (poète franco-albertaine d’expression anglaise)
Talon (roman en anglais, 2002)
First Mountain (poésie, 2007)
Jacqueline Dumas (Franco-Albertaine, elle écrit en anglais.)
Madeleine and the Angel (roman, 1989)
Last Sigh (roman, 1993)
Nancy Huston (la fugitive; installée en France)
Une œuvre substantielle; elle écrit ses livres dans une des deux langues, puis elle les traduit dans l’autre. Une brève sélection (pour une liste complète, voir https://fr.wikipedia.org/wiki/Nancy_Huston) :
Journal de la création (essai, 1990)
Cantique des Plaines (roman, 1993)
L’Empreinte de l’ange (roman, 1998)
Nord perdu (essai, 1999)
Lignes de faille (roman, 2006)
Inge Israël
Elle s’identifie comme ayant ni pays natal et ni langue maternelle, elle qui maîtrise l’allemand, le danois, le français et l’anglais.
Réflexions (poésie, 1978)
Même le soleil a des taches (poésie, 1980)
Aux quatre terres (poésie, 1990)
Raking Zen Furrows (poésie, 1991)
Unmarked Doors (poésie, 1992)
Le Tableau rouge (nouvelles, 1996)
Fêlures dans le visible/Rifts in the Visible (poésie bilingue, 1997)
Monique Jeannotte
Le vent n’a pas d’écho (roman, 1982)
France Levasseur-Ouimet
Mon grand livre d’images (récit, 1994)
Eileen Lohka
miettes et morceaux (récits, 2005)
C’était écrit (nouvelles, 2009)
La femme, cette inconnue/Isle de France, terre des hommes (étude et récits, 2013)
Déclinaisons masculines (nouvelles, 2015)
Nadine Mackenzie
Près d’une trentaine de livres, incorporant contes, nouvelles et romans pour adultes et pour la jeunesse, ainsi que des récits historiques. Une brève sélection :
Le prix du silence (roman, 1980)
Le sosie de Nijinsky (roman, 1990)
La petite maison de terre (roman, 1980)
Passionnément vôtre : la baronne de Méré (nouvelle, 2000)
Marie Moser (née Cantin; Franco-Albertaine, elle écrit en anglais.)
Counterpoint (roman, 1987)
Denise Ouellette-Berkhout
Bonjour Garde (roman, 1994)
Quand j’aurai retrouvé mon fils (roman, 1998)
Le Golé (roman, 2002)
Le diamant du Jood (roman, 2007)
Collé à la peau (roman, 2012)
Guy Parizeau
L’envers des jours (poésie, 1978)
Jean Parizeau
Albertaines images et autres griffonnages (1978)
Chants d’un sourdaud (1979; adaptation de Songs of a Sourdough par Robert Service)
Les contes de mon patelin (1985)
Canadiennes images (poésie, 1995)
Joëlle Préfontaine
Récolte (théâtre bilingue, 2022)
Pierrette Requier
details from the edge of the village (poésie, 2009)
Petites nouvelles du Last Best Ouest (adaptation française de details, 2022)
Bernard Salva
Dalia, une odyssée (théâtre, 2014)
Tout est vrai même ce que j’ai inventé (nouvelles, 2021)
Robert Suraki Watum
Une Vie, un Destin (bio/autobiographie avec Florence Bandu Emeneya, 2019)
Sur les traces du passé (autofiction, 2021)
Josée Thibeault
La fille du facteur (spoken word/poésie/théâtre, 2022)
Jocelyne Verret-Chiasson (poésie à compte d’auteur = chapbooks)
Voulez-vous danser? (théâtre, 1996)
J’attendrai (roman, 2003)
Gisèle Villeneuve
Rumeurs de la Haute Maison (roman, 1987)
Visiting Elizabeth (roman bi-langue, 2004)
Outsiders (nouvelles en français, 2013)
Rising Abruptly (nouvelles en anglais, 2016)
nue et crue lettre au poète disparu (carnet d’écrivain, 2016)
Et tu seras happé par l’horizon (essai littéraire, 2021)
Écrire dans la marge de la marge
Revenons à la notion d’un « imaginaire neuf ». Peut-être à cause du manque flagrant d’institutions littéraires, l’espace d’écriture franco-albertain est, de fait, le lieu de tous les possibles. En effet, dans la mesure où la littérature porte la marque de préoccupations esthétiques avec son cortège de connaissances et d’activités connexes, elle est un acte à risque.
L’écriture francophone en Alberta se multiplie par la fusion d’identités d’ici et d’ailleurs de plus en plus diverses. Leurs créateurs prennent la parole à leur manière, avec leur version personnalisée de la langue commune et du sujet humain. Ils écrivent dans ce territoire ouvert, une sorte de pays free form non encore institutionnalisé.
En un tel pays, l’écrivain peut se donner la liberté de créer sa propre cartographie et de prendre des risques scripturaux. Ici, la représentation du geste d’écrire permet à chacun de porter sa parole singulière.
« La langue est le lieu du risque, écrit François Paré dans La distance habitée. Dans un grand nombre de cultures minoritaires (mais pas toutes), elle est l’aventure fondamentale en laquelle se résume l’action collective. Or fascinant paradoxe, ce risque exige justement que nous soyons ouverts à la rupture, à une certaine désertion de notre origine dans la langue. Partout, cette langue est l’objet du trafiquage de l’identité. Autant il faudrait faire éclater l’homogénéité desséchante de la langue maternelle, repliée sur elle-même et sur sa propre survie, autant il faudrait que, dans cette langue même, l’Étranger puisse s’adresser à nous, comme si cela lui était naturel. Ce paradoxe est essentiel. »
Mais.
« Nos gens ne lisent pas », affirme l’éditorial de Rodolphe Laplante en 1929. Et dans son essai sur le Far Ouest francophone et sa littérature, publié en 2000, Pamela Sing observe que « les Franco-Albertains lisent peu ». En 2022, tout porte à croire que le statu quo demeure. Nous entendons encore l’ahurissement de l’auteur sans nom : « Avez-vous idée du nombre [de livres] que j’ai vendu? Pas un seul. »
Ce Far Ouest dans la marge de la marge de la francophonie canadienne, c’est l’Alberta littéraire. C’est un territoire palimpseste qu’on peut écrire, effacer et récrire à sa guise, quel que soit le lieu d’origine des écrivains, quelle que soit leur mouvance aussi. Dans ce contexte, les mots de la poète Pierrette Requier sont exemplaires. Originaire du nord de ce Far Ouest, elle ressent « l’impossibilité de “settler” ce grand rien, “an unsettling settling” ».
Territoire de l’invisibilité, certes. Et aussi, territoire des coudées franches.
[1] Quelques exemples. Les Éditions de l’Églantier, fondée en 1975 par Marcel Duciaume, professeur de littérature et de traduction à l’Université de l’Alberta, ferme boutique en 1978. Les Éditions Duval publie en 1994 le récit de France Levasseur-Ouimet, Mon grand livre d’images, mais, autrement, fait paraître des ouvrages pédagogiques. Les librairies : Le Carrefour, La Ruelle et la librairie Monette. La Revue littéraire de l’Alberta, fondée en 1982 à Calgary, publie cinq numéros avant de disparaître.